Peinture - Fiction : récits ou textes en prose à partir de peintures. Les deux peuvent être appréciés séparément.

Elle s'approcha doucement du miroir. Alors que depuis 45 minutes son fils insistait pour aller dehors, elle ne bougeait pas, se concentrait sur sa boucle d'oreille gauche. Régulièrement, elle sentait que le trou de son oreille se refermait et lorsqu'elle introduisait le fil de métal, elle sentait à chaque fois, une légère douleur électrique. Un petit picotement qui la faisait rougir. Puis soulagée, elle enfilait la boucle et repoussait ses cheveux en arrière. Elle en avait marre du parc, depuis le début du printemps Zephyr voulait y retourner tous les soirs après l'école. Elle en avait marre du parc, des tours de poney, des autres copains du quartier et de leurs nounous.
Elle avait une sensation étrange d'éternité, d'éternel recommencement qui lui procurait un horrible vertige. Tout semblait exactement pareil, à quelques détails près. Exactement au même endroit avec les mêmes phrases, les mêmes visages, dissemblables mais tout à fait interchangeables, les sourires éclatants des enfants, puis leurs règlements de compte, leurs larmes et leurs morves, leurs gouters et leurs pipis dans les bosquets. Les femmes avaient toutes une lassitude étrange bravée de sourires, de disponibilité, de soutien, de sécurisation et d'éclats parfois, alors que le doudou ou le bonnet rouge avait disparu. Les garçons jouaient à la guerre et les filles à la maman. Les lampadaires, aux formes plus effilées que dix ans en arrière éclairaient toujours le soir à 18h30, les barrières marrons, les zonards arrivaient, les familles partaient.
Quelques petits détails de l'époque contredisaient à peine cette rythmique sociale, un standard de jazz devenu musique d'ascenseur. La taille des roulettes de poussettes, la mode des vêtements des enfants gâtés, certaines expressions chez les jeunes et les portables dans toutes les mains et à toutes les occasions racontaient l'« époque ». Hyper-éclairée. Sans ces transformations radicales de nos modes d'agir et de ne vivre pas ensemble, le reste semblait être exactement pareil que lorsqu'elle était enfant, même jeux, même endroit, même poneys, et sensiblement proche d'il y a un siècle selon les vieilles cartes postales que les touristes prêts à voyager sur mars allaient acheter après un tour de manège.
On ne réinvente pas la pluie se disait-elle, lasse déjà d'une pensée de boucle. Etait-ce l'âge – quarante ans -, sa maternité ou un problème de société qui assombrissait depuis des mois son quotidien ? Non, c’était le quotidien. Celui-là même dont elle rêvait plusieurs années en arrière, sur d'autres bancs et sous d'autres cieux. La même réflexion lui faisait souhaiter le soulagement d'un emploi du temps réglé par le travail et la famille.
C'était donc ça ? C'était si simple. Il lui avait fallu à peine 6 mois pour mettre sa vie de rêve en place, guidée méthodiquement par une application de coaching. Elle avait craqué. En quelques années à peine, cette nouvelle manne de vie, de fric et de bien-être avait fleuri sur la toile et des quantités de gens semblaient basculer du côté des « thérapeutes de vie », prêt à vous expliquer les liens entre votre ascendant zodiacal, votre chakra du cœur et votre nœud de blessure profonde. La tête de Thierry Lagala, dont le sourire éclatant semblait rayer l'écran de son fil d'actu avait fini par la séduire. Et comme souvent, vers minuit et demi, heure à laquelle elle tombait du côté obscur du net, elle avait arrêté de scroller et suivi sa première conférence en ligne qui lui permettrait de prendre sa vie en main.
Elle avait déjà sa vie en main, pleine d'activités et de projets mais, remplie de doutes ou seulement seule dans son lit, elle avait dit oui. Après 115 euros d'abonnement annuel, elle avait suivi scrupuleusement tous les conseils du bellâtre pour complémenter sa life de bonheur one shot, fait des bullet point dans sa timeline du jour et chanté à tue tête les quatre hymnes à la vie des Etats-Unis d'Amérique, The Show Must Go On, Believe In Me, I will Always Love You et I'm A Survivor. Tous les jours. De spontanée et dispendieuse, elle était devenue un robot. Un beau robot. Grande, fine, rigoureuse, calculatrice, nuancée, ponctuelle, efficace, résolue etc. Rien ne lui échappait. Elle avait le contrôle. Elle était hyper fière. Sa vie changeait, elle avait du pouvoir sur le monde, elle avait réussi à avoir confiance dans le training glauque d'un challenger du futur. Elle réussissait tout ce qu'elle souhaitait.
Au début, les résultats semblaient des tests qui lui renvoyaient une image désastreuse d'elle-même. Ses rendez-vous habituels sur ses applications de rencontres étaient des fiascos, ses amis ne l'invitaient plus, elle faisaient des achats compulsifs de fringues qui ne lui ressemblaient pas, ses cheveux s’alourdissaient et son teint devenait orange. Dans des élans healthy elle était devenue accro aux jus ACE, oubliant que la carotte avait un effet visible sur l'épiderme. C'est ce qui avait plu à Hugo, son futur mari et papa de son fils. D'un naturel assez timide, il avait été rapidement sous le charme de cette grande nana bavarde et lumineuse, forte et entreprenante. Il baisaient bien, ils habitaient dans le même quartier et avaient quelques points en communs : les films de Godard et Kaurismaki, le boucher-charcutier de la rue de Lourmel, le chats siamois, et Istanbul. Tous deux fans de l'histoire de la plus belle ville entre Orient et Occident, ils avaient passé des heures à se montrer leurs photos de vacances respectives avant d'aller faire un séjour ensemble sur le Bosphore.
Leur amour avait commencé là et ils avaient vite compris qu'en rentrant les choses ne seraient plus comme avant, qu'ils allaient devoir se regrouper, s'organiser, se préparer à accueillir leur première progéniture. Après quelques vives discussions, ils avaient réussi à se mettre d'accord pour s'installer chez Hugo dont l'appartement, certes plus petit, avait ce formidable avantage d'être orienté plein sud avec une petite pièce de bureau qui, transformée en chambre de bébé, serait parfaite pour les premières années.